Remarques sur le Rapport Ambition numérique
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Le Conseil national du numérique a remis un rapport baptisé Ambition numérique au premier ministre Manuel Valls le 18 juin. Le document, très verbeux, et structuré à la mode anglo-saxonne, est découpé en quatre grandes parties, il contient 70 propositions pour imaginer la France du numérique de demain. Il nourrit la "Loi numérique", qui devait être présentée à l'automne.
En quelques mots
Tout se passe comme si le capital, après avoir gagné la guerre qu’il a déclarée à la classe ouvrière, vers la fin des années 1970, entendait éliminer tous les rapports sociaux qui ne sont pas des rapports acheteur/vendeur, c’est-à-dire qui ne réduisent pas les individus à être des consommateurs de marchandises et des vendeurs de leur travail ou d’une quelconque prestation considérée comme «travail» pour peu qu’elle soit tarifée.
André Gorz 2007
Ce rapport commandé par le premier ministre, fortement inspiré d'idéologie anglo-saxonne jusque dans la rédaction (au-delà de la structure du rapport, typique du genre, le vocabulaire en témoigne, loyauté \textit{vs} loyalty; disruption terme anglais entré dans le vocabulaire français par l'intermédiaire du monde de la publicité, au lieu de rupture; empouvoirement vs empowerment, au lieu de capacitation, ou autonomisation, etc.) arrive en pleine transition économique due aux mutations technologiques en un espoir de sortie de crise par réorganisation du capitalisme français et européen en concurrence avec celui transatlantique, en vue de la valorisation du capital.
La préface du rapport donne à voir les deux angles de vue qui structurent l’approche proposée :
«tenir les promesses d’empouvoirement de la société et de transformation économique»:
- d’un côté, le rapport entend mettre en avant un homo-numéricus pleinement rationnel, acteur de sa vie par sa maîtrise des technologies numériques sur le modèle de l’homo-économicus des libéraux;
- de l’autre le besoin d’un espace « franc » pour de nouveaux acteurs économiques œuvrant au développement d’activités économiques fondées sur l’existence d’un internet « libre et ouvert. C'est ainsi qu'il faut lire le logiciel libre en fait c'est un moyen de donner des outils aux individus pour développer des produits destinés, eux, à faire du profit. Tout dans ce rapport tend à la valorisation du capital.
Le réseau: C'est un objet économique et politique, à la fois territorial et géopolitique à part entière ; il relie les objets, les outils et les hommes et leurs activités au-delà des distances, du temps, voire en temps réel. En avoir la souveraineté est essentiel et stratégique.
La révolution numérique révolutionnarise les forces productives, et donc la manière de produire. Pour l'essentiel tout ce qui est objet (palpable) de consommation courante peut être produit sans, ou très peu, d'intervention humaine, automatiquement, c'est-à-dire sans -ou très peu- d'intervention de la force de travail humaine, et donc à valeur d'échange quasi-nulle. Le taux de profit tend là clairement vers zéro. La marchandise est alors vendue à son prix de production.
Les plateformes: Ce sont des acteurs économiques à part entière.
On trouve page 59 du rapport, la définition fonctionnelle d'une plateforme.
(...) un service occupant une fonction d’intermédiaire dans l’accès aux informations, contenus, services ou biens, le plus souvent édités ou fournis par des tiers. (...) elle organise et hiérarchise ces contenus en vue de leur présentation et leur mise en relation aux utilisateurs finaux. (...) s’ajoute parfois une dimension écosystémique caractérisée par des interrelations entre services convergents. Plusieurs plateformes ont en effet adopté des modèles de développement basés sur la constitution de véritables écosystèmes dont elles occupent le centre.
Du strict point de vue matériel, une plateforme est en fait une chaîne logicielle qui rend un service (une application) comme amazon par exemple qui gère une base de données de livres, qu'on peut consulter sur internet, et à laquelle on peut passer commande; Google par exemple qui gère des bases de données, mais il y faut quand même des entrepôts de données car même si Norbert Wiener, le père de la Cybernétique pouvait écrire l'information, c'est l'information elle n'est ni matière ni énergie il n'en reste pas moins vrai qu'il faut de l'énergie et de la matière pour stocker de l'information, d'autant plus quand elle prend la forme de données.
Données et innovation: Elles possèdent une double nature, à la fois armes concurrentielles et supports d'activités. Le capital doit se réorganiser. Pour l'auteur du rapport Les données en tant que connaissance et éléments de pouvoir, c'est là leur valeur d'usage, deviennent marchandises. Le support physique et logique en est les réseaux en général, internet en particulier et les plateformes logicielles qui y résident. On peut alors optimiser "la vente", déployer des activités radicalement nouvelles ou/et prendre la place d'acteurs économiques déjà installés.
La spécificité de la marchandise donnée c'est qu'elle n'a quasiment qu'une valeur d'usage, au prix toutefois d'une infrastructure technique qui a, elle, un coût très élevé. Une donnée est d’abord recueillie, « produite », elle sera ensuite actualisée régulièrement. Elle peut alors être multipliée automatiquement. Du point de vue de celui qui en assure l’accès, comme pour celui qui en use, elle atteint une valeur unitaire marginalement nulle. Ce qui encourage sa diffusion et au-delà des usages multiples à partir des informations qu’on peut en tirer. D'où le maître mot du rapport innovation, il faut à la fois constamment renouveler et accroître les données afin de faciliter le développement d'activités nouvelles potentiellement sources d'usage de produits marchands, donc innover constamment.
Sur internet, l'innovation est produite par les internautes, d'où la nécessité de "libérer" cette capacité à innover vite, et accroître la rapidité de circulation, tout en cassant tous les cadres légaux susceptibles d'entraver cette innovation, et en particulier les cadres dans lesquels le capitalisme de la phase industrielle (transformation de la matière palpable) s'est développé et qui a aussi été façonné dans notre pays par les luttes de classe du monde du travail.
La réorganisation du capital: il y a contradiction -et lutte- ainsi que coopération conflictuelle, au sein du capital lui-même entre le capital de la révolution industrielle et celui de la révolution numérique, et au sein même du capital de la révolution numérique entre les impérialismes US et européens. La préface du rapport en est la manifestation éclatante.
D'où la critique de la place prépondérante des marchés et de Etat, on prône une contribution des citoyens (lire individus), la reconnaissance des biens propres à la communauté (aux contours non définis), l'autonomie et les coopératives de services au public (appelés -à tort- services public) à travers des communautés créées sur le web, c'est-à-dire des tribus. La décentralisation de l'Etat, mais non au profit de société privées, mais de groupes d'individus. L'idée peut séduire, elle est novatrice, c'est un leurre, elle est réactionnaire, antirépublicaine. Cette vision n'est que le reflet d'un nouvel idéal libéral-libertaire où l'individu est au-dessus de tout. UBERpop ou Blablacar en sont des exemples emblématiques, les internautes communiquent directement entre eux pour disposer de véhicules (du moins le croient-ils), mais c'est la firme qui a écrit le logiciel et qui gère le site qui ramasse la mise par les commissions perçues (de l'ordre de 20 %) , en jouant sur le nombre de transactions, la commission sur chacune est faible, ce qui nécessite d'aller à l'international, internet le permettant facilement. De même, au Royaume-Uni par ex., de nouvelles formes de « services publics » ont vu le jour. Des écoles start-up, autogérées par les citoyens mais bien sûr, financées par le contribuable. L’Etat ne sert que d’intermédiaire, il récolte les impôts mais ne dirige plus les "services publics". La logique est portée par le bas. Au lieu que
l’Etat apporte son autorité, la gestion des dits "services publics" est laissée aux usagers, à la société civile. Les individus sont des auto-entrepreneurs} (Il n'est pas innocent qu'ait été créé le statut d'auto-entrepreneur par la loi de modernisation de l'économie (LME), promulguée le 4 août 2008.) Sous le prétexte, vrai, que le numérique va bouleverser la façon d'enseigner, l'éducation nationale (surtout nationale) est remise en cause, ainsi que le statut des enseignants sommés eux aussi d'être des innovants, voire des auto-entrepreneurs, leur statut, comme tous les statuts devant être précarisé sous prétexte d'innovation permanente et rapide, la fameuse disruption. Tel semble être le bouleversement envisagé ici de la société à travers le numérique. Contrairement à ce qui est affirmé, c'est le contraire du vivre ensemble, c'est la formation de tribus du web repliées sur elles-mêmes, une "société" d'individus ou de communautés juxtaposés, voués essentiellement à leurs préoccupations et intérêts.
L'économie collaborative: Dans "l'économie collaborative" la création de valeur se fait dans l'interaction des communautés (chercheurs, programmeurs, régulateurs, usagers,...). C'est une des conséquences de la capacité de ce système technique à mettre massivement à disposition des données rendant compte du monde tel qu'il est en temps quasi-réel et à agir dessus. Les données, n'ont d'intérêt que si elles circulent, l'impact en est que l'ancien contrôle social reposant sur le monopole d'autorité sur le savoir du monde à prendre en compte perd de sa pertinence, le dit savoir étant censé être d'un accès plus facile et les différents acteurs économiques et sociaux peuvent interagir plus vite et plus efficacement que dans un contrôle trop centralisé. Cela oblige à penser autrement le travail dans un monde de concurrence, une certaine autonomie du travailleur devient indispensable, même si l'illusion du "hors marchand " est nécessaire pour garder la motivation idéologique.
L'enjeu:
il est clair que le modèle social français et le rôle qu'y jouent l'état et les services publics, les statuts des travailleurs, le code du travail, ne sauraient être compatibles avec cette vision du monde...
Le rédacteur du rapport est parfois visité par "l'esprit sain" ce qui lui induit des idées lumineuses: La perspective d’une société de contrôle, atomisée et en proie à la concurrence
exacerbée de tous avec tous n’est pas à exclure. p.27
C'est effectivement l'horizon qui se dégage du rapport .
La question de la réalité physique du réseau doit être posée, c'est la condition sine qua non, mais pas suffisante, à la maîtrise du réseau, d'autant qu’on maîtrise -encore- l’amont scientifique et technologique.
La compétence technologique nécessaire à la maîtrise du numérique se joue sur un spectre bien plus large que celui des seules applications d’usages sur les réseaux (voir dans le présent document les propositions).