Intelligence artificielle, le défi démocratique
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Cet article est paru dans la revue Progressistes https://revue-progressistes.org/2016/06/27/progressistes-n12/ et on peut trouver tous les pdf de la revue sur le site.
Une vidéo intéressante sur ce thème aussi:
http://www.lcp.fr/emissions/278363-le-mot-des-academiciens-informatique
L’air du temps médiatique est aux algorithmes et aux ( !?) intelligences artificielles, mais de quoi s’agit-il ? Faut-il s’en méfier ou s’en mêler ?
L’ intelligence artificielle, c’est une algorithmique mise au point pour affronter des situations où la combinatoire des possibles exclut les procédures exhaustives. Il a donc fallu mettre au point des procédures (algorithmes !) appropriées. C’est ainsi qu’on peut faire jouer un ordinateur aux échecs ou au GO et faire en sorte qu’il gagne à tous les coups alors que le nombre de parties possibles est supérieur au nombre d’électrons dans l’univers.
Comme l’exprimait Ada comtesse de Lovelace (1815-1862), première programmeuse de l’histoire :
“La Machine Analytique[1] n'a nullement la prétention de créer quelque chose par elle-même. Elle peut exécuter tout ce que nous saurons lui ordonner d'exécuter.
Elle peut suivre une analyse; mais elle n'a pas la faculté d'imaginer des relations analytiques ou des vérités.
Son rôle est de nous aider à effectuer ce que nous savons déjà dominer”
Traduction trahison
On traduit allègrement artificial intelligence par intelligence artificielle bien que nul n’ait confondu Intelligence service avec service intelligent.
On est là devant un problème de culture, les anglo-saxons sont pour l’essentiel tentés par le behaviorisme, le dit test de Turing en témoigne qui juge extérieurement de l’intelligence d’une chose (une situation ?) par l’observation qu’on en peut faire. C’est une vision mécaniste du matérialisme. Ainsi, en vient-on à parler d’objets intelligents, voiture intelligente, autocuiseur intelligent…
Si on définit l’intelligence comme une capacité à faire ceci ou cela, alors les ordinateurs sont ou seront en capacité de le faire, ils peuvent agir, faire, simuler, calculer plus vite que tout être humain, c’est même pour ça qu’on en conçoit et fabrique.
Un ordinateur n’a pas de désir, il ne triche pas s’il n’est pas programmé pour, il n’aime, ne hait, ne souffre, n’est confronté à sa mort, ni ne pense, il n’a pas de généalogie, de fratrie, ni de progéniture, donc pas de frustration.
Un enjeu idéologique et philosophique
Le terme Intelligence Artificielle fut créé en 1956 par John Mac Carthy au cours d'une conférence au Dartmouth college (Hanover, new Hampshire).
L'invention et l'utilisation de ce terme sont caractéristiques d'une démarche anthropomorphique, alors qu'existe la Cybernétique, qui concerne le même champ de connaissances, et même au-delà.
Ainsi, il n'y aurait qu'à comprendre le fonctionnement du cerveau, et à le reproduire pour fabriquer de l'intelligence. Il s'agit là d'une démarche surprenante pour des scientifiques. Aucun avion ne vole comme un oiseau, la nature n'a pas inventé la roue. Simuler le comportement du cerveau pour en comprendre le fonctionnement est une chose, espérer faire produire à de tels simulateurs, de l'intelligence en est une autre. Les hommes ne sont intelligents que parce qu'ils vivent en société, les mésaventures d'enfants abandonnés et élevés par des animaux en témoignent. On peut assimiler l’Intelligence au processus d’hominisation, qui est toujours en cours.
Intelligence artificielle et apprentissage
En informatique, on utilise des algorithmes et le codage de ces algorithmes en un langage compréhensible par la machine se nomme programme. La théorie de la complexité algorithmique nous apprend qu'il existe un certain nombre de problèmes, bien sûr, les plus intéressants, pour lesquels, quelle que soit la puissance des ordinateurs utilisés, le temps de calcul nécessaire à la résolution exacte de problèmes de petite taille (une centaine de variables) est de l'ordre de quelques milliers de siècles, voire de millions. On se contente alors d'utiliser des algorithmes qui donnent de "bonnes solutions", qu'on appelle des heuristiques[2], voire des "solutions approchées[3]".
PAC
L’une des techniques reine de l’I.A. est l’apprentissage automatique qui consiste à concevoir des algorithmes susceptibles d’apprendre à partir d’échantillons pris dans des bases de données ou obtenus par des capteurs. C’est le principe même des systèmes évolutifs qui s’adaptent à leur environnement, ils ont un comportement probablement approximativement correct[4] ou PAC, pour évoluer dans le contexte des contraintes dudit environnement, qu’il s’agisse des règles du jeu de GO apprises au fur et à mesure des parties jouées ou de l’évolution des espèces animales. Et ce qu’il faut remarquer ici c’est le « approximativement ». C’est le fait de cette approximation qui autorise l’évolution, le progrès. Si un algorithme n’est pas approximatif dans un environnement changeant, il n’est plus adapté lorsque l’environnement change.
C’est cette capacité à apprendre à partir des informations fournies par les internautes eux-mêmes qui est mise en œuvre par les GAFA (Google Apple Facebook Amazon) pour analyser les comportements de chacun, en élaborer un profil commercial et proposer des services ou produits adaptés avec une grande pertinence. Les mêmes techniques peuvent servir à prévoir l’évolution de notre santé et à tenter de prévoir les comportements humains et sociaux en général. Aux USA, certains en sont même à essayer de prévoir les crimes et comportements délictueux, un profilage en quelque sorte du criminel ou du délinquant avant la commission du crime ou délit. La maîtrise sociale des techniques et des outils permettant de mettre en œuvre ces techniques de l'intelligence artificielle est un enjeu de démocratie.
Enjeu stratégique
En effet, si les techniques d’I.A. permettent l’élaboration d’un profil commercial, elles peuvent également servir une organisation malveillante. Une évolution actuelle du libéralisme vers le libertarianisme va dans ce sens. Le but est de mettre au point des techniques comme le blockchain afin de contourner les institutions, Etats et intérêts collectifs pour réduire la société à des rapports contractuels entre individus isolés, la société étant alors réduite à un ensemble d’individus juxtaposés regroupés dans des entre-soi tribaux en fonction d’intérêts particuliers. Il y là a un risque avéré de domination par des entreprises capitalistes dont aujourd’hui le capital est supérieur à celui de bien des états et dont la capacité et la volonté de nuire sont extrêmement préoccupantes. Par une de ces pirouettes dont l'histoire a le secret, on retrouve là, la problématique posée par Karl Kautsky dans son ouvrage "Le chemin du pouvoir".
De même dès le XXe siècle, les Etats-Unis ont pris la mesure des transformations en cours et de la puissance disruptive de ces technologies dans leur soif de prédation et domination mondiale. Dès 1994, le gouvernement US a créé le PITAC[5] dont le but avoué est d’assurer la domination impérialiste US sur le monde entier. Dans le même mouvement, les technologies que l’on réunit sous le vocable d’intelligence artificielle, l’I.A. pourraient permettre de développer des forces productives susceptibles de libérer l’humanité des tâches ingrates ou tout au moins de les ramener à une activité très marginale. Les outils fournis par la révolution numérique peuvent être des éléments de libération et d’amélioration de la condition humaine, tant au niveau de la société que de l’individu[6], il y faut une volonté politique et une organisation. Ces nouvelles forces productives permettent d’envisager une production matérielle de satisfaction des besoins humains ne nécessitant que très peu d’heures de travail aliéné, une réduction drastique du temps de travail aliéné à revenus au moins constants est possible.
La Cyber Révolution
Ce qui caractérise une révolution, c’est qu’elle bouleverse non seulement la façon de produire, mais également les rapports sociaux et sociétaux. Ce fut le cas de la révolution industrielle, prolongée par la révolution scientifique et technique qui n’en a pas vraiment modifié les rapports sociaux de production ni les rapports sociétaux, elle les a amplifiés.
Ce qui caractérise aujourd’hui notre société c’est qu’elle forme un système unique de systèmes, vivants ou non, imbriqués, dynamiques et en interaction, en un mot, un système cybernétique. On ne peut traiter de la préservation de l’environnement sans poser la question de la production agricole ou des déplacements individuels, ou de la façon de produire (d’où la vogue des circuits courts). Le problème qui se pose désormais à l’humanité et qui va devenir de plus en plus prégnant et urgent, c’est de gérer ce système global dynamique, cybernétique. La Cyber révolution[7], dont on peut dire qu’elle a démarré au début des années 2000, repose sur trois piliers : la révolution numérique et cognitique que nous évoquons ici qui est centrale, la révolution bio-technologique ou encore métabiologique dont on perçoit les prémices[8], et la révolution énergétique en cours[9]. C’est un nouveau système techno-scientifique le tout mis en réseau, entre autres par l’intermédiaire d’Internet, qui se met en place, qui bouleverse l’organisation de la société et ses structures traditionnelles, c’est ce qui fait révolution. Tous les éléments caractéristiques de notre époque y sont intimement liés, c’est en cela que l’on peut parler d’un système cybernétique.
La façon dont les hommes (sui generis) s’empareront de ces possibilités, dont s’opérera cette transformation, dans l’intérêt de qui, de quelle classe, est l’enjeu actuel. Plus que jamais, l’avenir est ouvert.
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[1] Il s’agit de l’Analytical engine, la machine mécanique de Babbage, premier calculateur programmable, jamais achevé.
[2] Les dites heuristiques sont basées sur l'expérience humaine, elles représentent une connaissance du problème.
[3] Lorsqu'on est capable de dire quelque-chose sur la distance à la solution idéale, on parle d'algorithmes
e-approchés
[4] Voir dans la rubrique livres le commentaire de Jean Pierre Kahane à propos du livre de Leslie Valiant Probably Approximatly Correct.
[5] The President's Information Technology Advisory Committee (PITAC) [NDLR: comité d’information technologique du président américain] was authorized by Congress under the https://nitrd.gov/Congressional/Laws/pl_102-194.html and the https://nitrd.gov/Congressional/Laws/pl_h_105-305.html as a https://nitrd.gov/pitac/faca_info.html.
« Le comité met à disposition du Président, du Congrès et des Agences Fédérales impliquées dans les technologies de réseau et d’information une expertise indépendante sur les moyens de maintenir la préeminence américaine en matière de technologies avancées d’information, y compris en ce qui concerne des éléments critiques pour l’infrastructure technologique nationale tels que le calcul haute performance, les grands réseaux, la cybersécurité, les logiciels à haute qualité de service et les architectures systèmes ». (…)
[6] Voir dans l’Humanité Dimanche du 26/04/2016 l’entretien avec Nicholas Ayache de l’Académie des sciences.
[7] Voir l’ouvrage Cyber Révolution éd. Le temps des cerises 2002.
[8] Pour avoir une idée de ce qui bouge de ce côté là ; dès 1984, Leslie Valiant a commencé à poser ces problèmes en termes d’apprentissage : http://people.seas.harvard.edu/~valiant/PAC-%20Summary.pdf ;
Voir aussi : Gregory Chaïtin Proving Darwin: Making Biology Mathematical; http://vintagebooks.com
Et aussi en français: La machine alpha modèle générique pour les algorithmes naturels : http://arxiv.org/abs/1304.5604
[9] On aurait tout aussi bien pu écrire climatique, mais si on a de l’énergie décarbonnée en grande quantité, , on peut régler l’essentiel des problèmes posés.