Résignation n'est pas révolution

  • Yvan Lavallée

Le site Contretemps a publié un article concernant l'appel "Faisons front commun" publié dans l'Humanité du 14 septembre 2016; je le relaie ici :

http://www.contretemps.eu/front-commun-resignation/

Un appel a été récemment publié sous la signature de divers-es militant-e-s et personnalités de gauche, issu-e-s principalement du courant « Une ambition communiste » du PCF et du mouvement Ensemble ! Cet appel, intitulé « Faisons front commun » pourrait se résumer ainsi : « Même à contrecœur et malgré des divergences de détail, nous nous rallions à la candidature de Jean-Luc Mélenchon, et nous entrons en campagne pour lui, sans toutefois accepter le cadre de la France Insoumise ».

Ce texte est aujourd’hui largement relayé et recueille des centaines de signatures, parmi lesquelles celles de certains des intellectuels parmi les plus stimulants dans le débat à gauche de la gauche, ou encore des cadres d’organisations parties prenantes du Front de gauche.

On comprend bien les préoccupations des camarades du PCF qui sont à l’origine de cet appel : il s’agit pour eux d’éviter que la crise de la gauche ne débouche soit sur un repli identitaire de leur parti et la tentation d’une « candidature communiste », soit sur le soutien donné à telle ou telle candidature issue du Parti socialiste. De telles préoccupations sont parfaitement honorables.

Pourtant, cette initiative a quelque chose de consternant dans la conjoncture politique et idéologique actuelle, qui évolue à grande vitesse. Une telle position politique était sans doute la plus raisonnable au printemps dernier, même si l’on pouvait encore à l’époque espérer une candidature de rassemblement – dont Jean-Luc Mélenchon aurait le cas échéant pu être le porteur. Elle a cessé de l’être à mesure que Mélenchon explicitait la cohérence de son positionnement : c’est en effet avec une cohérence délétère dans le national-populisme qu’il s’avance chaque jour un peu plus, alors même que les questions qu’il agite (celles de l’identité, du souverainisme etc.) sont, comme celles des conditions démocratiques d’une politique d’émancipation, de plus en plus déterminantes dans le débat public.

Le centre de sa campagne est désormais ce qu’il appelle « l’indépendantisme français ». Après avoir expliqué, en plein drame des migrants et réfugiés, qu’il était par principe hostile à tout droit d’installation1http://www.contretemps.eu/front-commun-resignation/ - sdfootnote2sym, et que Merkel avait eu tort d’accueillir tant de réfugiés (autrement dit, qu’on on aurait mieux fait, à ses yeux, de les laisser crever dans leur bled), après avoir dit que les salariés détachés « volaient le pain » de ceux qui sont déjà là, et confirmé ce propos en y ajoutant qu’ils avaient le choix de ne pas se comporter en « bourreaux », après avoir expliqué que les femmes voilées qui prétendaient aller à la plage se livraient ainsi à une « provocation salafiste », nous y voici donc : l’ensemble de son discours fait système.

Même lorsqu’il dit des choses « de gauche » (par exemple contre les politiques néolibérales), il le fait en affirmant que c’est le « levier de la nation » qui peut seul permettre d’en sortir. À cette aune, son intéressant discours écologiste perd l’essentiel de sa portée. Et cela s’ajoute à d’autres positionnements, comme le soutien affiché à Bachar Al Assad et à Vladimir Poutine, son obsession coloniale pour la puissance maritime de la France ou ses lubies sur la « conquête de l’espace ».

Jean-Luc Mélenchon ne manque certes pas de qualités, et il aurait pu être, comme il l’a été en 2012, un bon candidat dans le cadre d’une alliance à plusieurs voix, d’un « front » qui soit « de gauche ». Mais c’est là une perspective qu’il a – de son propre aveu – abandonnée.

D’où cette consternation à voir des camarades se proposer d’apporter leur contribution à ce que demain soit configuré dans des termes qui présenteraient ce discours national-républicain (en d’autres termes : social-chauvin2http://www.contretemps.eu/front-commun-resignation/ - sdfootnote3sym) comme le cœur de l’alternative qu’il faudra construire demain : car en réalité, le discours de Mélenchon, tel qu’il se déploie aujourd’hui, est quelque chose avec quoi on ne peut se borner à acter des désaccords : c’est quelque chose qu’il faut combattre.

Pourquoi donc ce choix, exprimé pour un bon nombre des signataires de ce texte malgré des divergences réelles et totales avec la démarche bonapartiste de Mélenchon comme avec son national-populisme ?

On peut envisager trois raisons, et identifier ainsi trois débats à mener avec les signataires de cet appel.

La première est une sous-estimation dramatique de l’état du débat public, et de son évolution la plus récente. Après les attentats de Nice et de Saint-Étienne du Rouvray, le champ politico-médiatique s’est polarisé de manière radicale sur les questions identitaires, nationales, raciales, entrant en résonance avec le tournant autoritaire et antidémocratique opéré depuis de longs mois.

Cela est bien illustré par l’inflexion toujours plus accentuée des discours de la droite. Mais ce qui était traditionnellement la gauche n’est pas en reste, et l’on voit la vitesse à laquelle la « gauche républicaine » dérive en ce sens : penser au « printemps républicain », aux gens qui ont dit de la décision du Conseil d’État sur la police vestimentaire des plages « C’est Munich », aux derniers propos de Jacques Julliard, qui qualifie les antiracistes de « collabos » comme le fait Riposte Laïque, dont les militants sont eux-mêmes passés de cette même gauche républicaine à l’extrême-droite identitaire sans avoir eu besoin de changer un mot de leur discours sur la République…

Il y a lieu de s’inquiéter de tout ce qui peut, non seulement s’accommoder, mais aussi ne pas combattre cela avec la dernière énergie. Or, le moins que l’on puisse dire est que le discours de Mélenchon caresse dans le sens du poil cette évolution, si bien que le soutenir, c’est s’interdire de la combattre pied à pied.

La deuxième raison est l’idée fantasmatique qu’il serait possible de « peser » sur la campagne de Jean-Luc Mélenchon pour le voir tempérer son discours et renoncer à l’orientation parfaitement cohérente qui est aujourd’hui la sienne. Pourtant, l’ensemble même de son dispositif, centré sur les « groupes d’appui » de la France Insoumise à sa candidature, et dans lequel il refuse a priori que des forces constituées puissent s’investir est une réponse faite à l’avance à cette illusion : même son propre parti, le Parti de Gauche, est tenu à l’écart de sa campagne après avoir été tenu à l’écart de sa déclaration de candidature.

Imaginer Mélenchon, qui multiplie les déclarations dont il sait à l’avance qu’aucun de ses partenaires potentiels ne pourrait les assumer, changer de cap pour leur complaire est une totale illusion, qui méconnaît précisément la logique même de son choix bonapartiste solitaire – dont un autre aspect est un refus de principe de toute alliance à l’occasion des élections législatives.

La troisième raison est l’incapacité de trop nombreux camarades à penser que l’on peut faire de la politique sans soutenir un candidat à l’élection présidentielle. C’est sans doute le point clé de toute cette affaire. Comme si toute expression politique, tout combat politique ne passant pas par le mot d’ordre « votez untel » était inenvisageable ; comme si, en somme, la politique était irrémédiablement piégée par les institutions.

Or, s’il est clair que la question du pouvoir peut difficilement être posée de façon purement extra-institutionnelle, il est tout aussi clair que cette question n’est pas posée du tout dans la conjoncture actuelle, où il s’agit d’intervenir politiquement sur fond d’échec historique de la gauche à proposer une alternative : ce sont là les combats de demain, et c’est en fonction de ce « demain » que les choix d’aujourd’hui doivent être faits. En l’état de l’hégémonie d’une position autoritaire-identitaire, c’est elle qui doit être combattue au premier chef.

L’appel « Faisons front commun » n’est ainsi rien d’autre que l’expression angoissante de la résignation politique.

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