Forces productives et lutte de classes

  • Yvan Lavallée

 

Forces Productives et lutte des classes

 

 

Le concept de force productive

 

C’est là l’élément fondamental, c’est le rapport d’un grand hominidé à la nature, ou plutôt à la transformation de celle-ci et à lui même qui a fait émerger l’homme du règne animal.

C'est au cours d'un processus dont la durée se mesure en millions d'années[1] que se sont dégagées les forces productives. C'est le processus d'hominisation qui se continue aujourd'hui. Dans la famille des hominidés, certains se sont peu à peu séparés du règne animal. Bien sûr ce processus s'étend sur des centaines de milliers d'années, sans doute des millions. On assiste alors à la transcendance et la libération de la main par l'apparition d'outils extérieurs à cet organe, qui le prolongent et ouvrent de nouveaux horizons à l'activité humaine. C'est la révolution néolithique il y a environ 8000 ans. Apparaissent alors les outils spécialisés chacun pour une tâche unique et simple non exécutable directement par la main, le tranchoir, le racloir, le harpon, mais impossibles sans elle qui joue le rôle à la fois de moteur et de guide. La révolution néolithique correspond aussi à l’apparition de l’agriculture et des débuts de la sédentarisation.

« Avant que le premier caillou ait été façonné par la main de l'homme pour en faire un couteau, il a dû s'écouler des périodes au regard desquelles la période historique connue de nous paraît insignifiante. Mais le pas décisif était accompli : la main s'était libérée ; elle pouvait désormais acquérir de plus en plus d'habiletés nouvelles (...). Ainsi la main n'est pas seulement l'organe du travail, elle est aussi le produit du travail »[2].

C’est ce phénomène qui explique et justifie la position de classe aujourd’hui. Comme tous les animaux, la première activité de l’homme c’est de se nourrir et de se donner les moyens de vivre. Dès lors qu’au lieu de se contenter de prélever sur la nature autour de lui, il a agit pour produire cette nourriture et s’aménager un espace vital consciemment, le processus d’hominisation est enclenché.

Et précisément ce qui caractérise ce processus d’hominisation, c’est le mouvement des forces productives, ce que Marx exprime dans la préface à la Critique de l’économie politique quand il écrit qu’in fine l’histoire de l’humanité c’est l’histoire de ses forces productives.

Pour Marx, si l’on veut rendre intelligible une « époque de révolution sociale », le passage d’un type de société à un autre, il faut partir, non pas des idées ou de la conscience des acteurs, mais de la production matérielle. Les révolutions sociales sont préparées souterrainement par des transformations dans la production, par l’évolution des relations entre « forces productives » et « rapports de production ». Elles ne sont donc pas possibles à tout moment ni en tout lieu. Les conditions objectives ne suffisant jamais, l’action politique conserve un sens ; elle doit se méfier néanmoins de l’aventurisme révolutionnaire qui s’imagine que la transformation du monde n’est qu’affaire de volonté.

Forces productives matérielles vs forces productives sociales[3]

Le concept de forces productives désigne les moyens de production (outils, machines, système de machines), système technique global[4] l’ensemble des hommes qui les utilisent, ainsi que les savoirs indispensables au travail (savoir-faire des métiers traditionnels, connaissances techniques et scientifiques). Rapport de l’homme à la nature, la production est toujours et en même temps sociale, rapport des hommes entre eux. [5]

On voit là se dessiner le rapport de classe de la société capitaliste. On peut considérer deux types de forces productives ; les forces productives matérielles et les autres.

Les forces productives matérielles

Stricto sensu ce sont les outils, compas, marteau, ordinateur, réseaux informatiques… ; les machines, les usines, les systèmes techniques (chaînes cinématiques…), la terre, les instruments agricoles, les savoirs faire, les connaissances techniques et scientifiques, l’organisation du travail…

Les forces productives sociales

En fait il s’agit de la force productive humaine. Elle est indispensable à la mise en mouvement des forces productives matérielles et sans elle, rien ne se passe, elle s’est complexifiée au fil de l’histoire et aujourd’hui, il y faut ajouter l’organisation de la société, les rapports sociaux, rapports de production

Rapports de production

Les « rapports de production » désignent donc le type de rapports que des hommes  entre eux établissent lorsqu’ils produisent.  Forces productives  et rapports de production  ne peuvent jamais exister indépendamment les uns des autres. Ils forment un tout en relation dialectique. Il ne saurait y avoir production sans forces productives, mais la mise en œuvre des forces productives se fait dans un cadre de rapports sociaux eux mêmes déterminés par le niveau des forces productives, en cette phase capitaliste de l'hominisation, les rapports sociaux sont ceux de la lutte des classes.  Telle est la dialectique de l’Histoire.

Le conflit de classes

Et c’est là que se noue ce qui va objectiver le conflit de classes. Il y a d’un côté les forces productives matérielles et de l’autre la force productive humaine. Les forces productives matérielles ne peuvent être activées in fine sans intervention de la force productive humaine. C’est la maîtrise différenciée, ou plutôt la propriété différenciée qui marque le conflit de classe.

La force productive humaine est inséparable physiquement de son substrat matériel, le corps humain, chaque individu est donc propriétaire de sa propre force productive individuelle qui n’est qu’une parcelle de La force productive humaine générale ; l’organisation, y compris sociale, elle même est une force productive. Il n’en est pas de même des forces productives matérielles qui peuvent être différenciées de la force productive humaine, et l’enjeu en est alors le contrôle.

Ce qui objective la division en classe, c’est le contrôle, la propriété des forces productives matérielles.

Il s’est agit dans un premier temps d’un contrôle à la fois technique et économique, basé sur le savoir faire. L’artisanat, qu’il soit de type manufacturier ou agricole nécessite à la fois propriété ou gestion des moyens de production (force productive matérielle) et savoir faire, voire force physique. C’était l’époque des corporations, des compagnons, le contrôle était aussi le contrôle des savoirs faire qui se transmettaient de façon à garder un pouvoir.

La chose est complexe car l’histoire des techniques c’est l’histoire de la transformation de travail vivant en travail mort, transfert de savoir faire, de connaissances en des objets ou des machines, des rites des griots aux bases de données, ordinateurs et robots d’aujourd’hui en passant par les conteurs et les livres.

Le serf ou le paysan est attaché à la terre, la terre elle même est force productive, mais sans l’action du serf ou de l'agriculteur, elle risque de ne fournir qu’une pauvre valeur d’usage, et le serf ou l'agriculteur, pour agir va utiliser son savoir faire, qui une araire ou une faux, qui un tracteur, ce sont là aussi des éléments de l’ensemble des forces productives matérielles.

L’artisan, lui, possède à la fois des outils, des matières premières, sa force physique qui lui permet d’actionner ses outils et son savoir faire qui lui permet de le faire intelligemment. Ce n’est plus le cas du prolétaire, il vend (ou plutôt il loue) sa force de travail, l'archétype en est la figure du travailleur attaché à la chaîne de production, comme le dit Frederic Winslow Taylor inventeur de la formule, « c’est un gorille apprivoisé » ainsi que de l'organisation du travail qui en découle et porte son nom, le taylorisme. Le travailleur à la chaîne répète incessamment les mêmes gestes, le taylorisme ne lui demande de n’utiliser que sa dextérité et sa force physique pour accomplir une série de gestes bien déterminés et élémentaires en un temps lui aussi bien déterminé. C’est là du travail vivant qui va être rapidement transformé en travail mort par automatisation de ces gestes précisément. Le capitaliste qui loue la force de travail a intérêt à transformer ce travail vivant en travail mort, en machine en fait, il augmente ainsi de façon conséquente la productivité[6]. Qu’il s’agisse d’un asservissement mécanique comme un régulateur de watt[7] ou d’une procédure (programme) dans un ordinateur, le statut est le même.

Le rapport de classe se fonde donc entre celui (ceux, la classe) qui détient, possède en système capitaliste, les forces productive matérielles (travail mort) et la classe de ceux qui possèdent la force de travail humaine, les humains (travail vivant), qui seuls peuvent mettre en œuvre les forces productives matérielles. Le rapport de propriété est en soi une aliénation, à la fois du propriétaire des moyens de production et de celui qui les actionne et qui n’en est pas propriétaire. Ils sont interdépendants mais le prolétaire qui ne dépend que de la valorisation de sa force de travail pour vivre est dans un rapport défavorable individuellement[8]. Il est par contre dans un rapport qui peut s’avérer favorable collectivement, c’est-à-dire s’il agit en classe consciente.

La lutte de classes et les alliances

Le premier chapitre du Manifeste communiste a pour titre « Bourgeois et prolétaires ». Et Engels précise dans une réédition de 1888 : « On entend par bourgeoisie la classe des capitalistes modernes, propriétaires des moyens de production sociale et qui emploient le travail salarié. On entend par prolétariat la classe des ouvriers salariés modernes qui, privés de leurs propres moyens de production, sont obligés pour subsister, de vendre leur force de travail»

Il s’agit là de la division fondamentale, on l’a vu, fondée historiquement et liée jusqu’à présent au processus d’hominisation. Toutefois un certain nombre de catégories sociales intermédiaires existent et jouent un rôle non négligeable. Ces catégories sont dépendantes de cette division en classes. Ainsi du terme bourgeoisie :

La bourgeoisie recouvre bien sûr les détenteurs (directs et indirects) des moyens de production qui exploitent les prolétaires, mais aussi tous les corps sociaux et individus qui dépendent directement de ces détenteurs des moyens de production et qui leur permettent de « faire tourner la machine » et qui ont donc objectivement les mêmes intérêts immédiats, mais ne font pas directement partie de la classe capitaliste et suivant les circonstances peuvent entrer en conflits avec elle[9]. Les professions intermédiaires, artisans, petits entrepreneurs, professions libérales, commerçants sont dans une situation floue par rapport aux deux grandes classes. L’artisan ou le petit entrepreneur qui possède ses moyens de production mais qui est obligé de participer directement à la production est dans un entre-deux. Suivant qu’il est joailler ou serrurier métallier, conseiller en gestion, avocat, … son statut social n’est pas le même. Des alliances sont possibles jusqu’à un certain stade de la lutte avec ces catégories mais elles ne peuvent être pérennes, elles ne sauraient, en tant que telles (mais du point de vue des individus c’est possible) aller jusqu’à l’abolition de la propriété privée des moyens de production et d’échange.

 

[1] La divergence de la lignée des chimpanzés et de la lignée humaine peut être située il y a 7 à 10 millions d’années et  2,8 millions d’années pour les premiers outils systématiques, c’est-à-dire produits en tant que tels, des galets taillés.

[2] La dialectique de la nature –F. Engels-

[3] Pour un exposé simple mais pas simpliste, lire L’Homme et les techniques I. Lavallée, Messidor La farandole Paris 1991.

Et aussi Marx et le sens du travail  J.L. Bertocchi Editions sociales 1996.

[4] Au sens de Bertrand Gilles “La notion de système technique : essai d’épistémologie technique” Technique et culture I, pp. 8-18

[5] Florian Gulli, Jean Quétier La Revue du projet 29/11/2014

[6] C’est alors qu’intervient la notion de baisse tendancielle du taux de profit.

[7] C’est un système qui régule la pression dans une machine à vapeur et qui est basé sur la pression elle-même.

[8] D’où un “marché du travail” qu’on devrait plutôt nommer marché de la force de travail, et la volonté de “contrat individuel de travail” cher au patronat.

[9] Sans compter les contradictions internes (et secondaires)  du capital, comme par exemple au plan stratégique entre le capital financier et le capital industriel. “républicains” et “démocrates” aux USA par exemple.

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